Le cirque invisible

Publié le par Lux

Un lacet, deux lacets, des nœuds, ici la route s’embrouillait, incapable de se décider pour une direction. Perdu la carte, ne savait même pas lire de toute façon. Une toux grasse. Il s’essuya le museau dans sa manche de chemise: ses deux mains étaient accrochées aux rennes car Baltique aime être guidé, l’indépendance ne seyait qu’aux étalons, pas aux vieux percherons. Clop-clop-clop, les sabots claquaient sur le chemin de terre battue, le cycle des rêves était achevé: place au vagabondage.
L’hiver avait pourtant effacé leurs traces, les diluant dans le blanc des bourrasques glacées. Calfeutrés dans leurs roulottes, ils attendaient tranquillement le retour du printemps, comme en hibernation, tandis que, dans les villages, chacun se nourrissait des récits de leurs passages. Les histoires bondissaient de maison en maison, s’enroulaient dans les volutes grises des fumées qui s’échappaient des cheminées, dansaient avec les flocons, accompagnaient les femmes au lavoir et les hommes à l’étable. Les enfants tremblaient d’excitation à l’idée de leur retour. Ils surgissaient de derrière les nuages, apportant avec eux les parfums d’autres contrées. Ils ne connaissaient pas de frontière, n’aspiraient qu’à franchir encore et encore la ligne d’horizon. La trêve hivernale touchait heureusement à sa fin. Le temps se défaisait peu à peu de ses nippes trouées, de ses écheveaux de laine et de son bonnet fourré. La sève coulait de plus belle dans le cœur des arbres, invitant les bourgeons à saluer le retour du soleil. C’était le printemps et les saltimbanques hantaient de nouveau les routes.
«Ils arrivent!». Un gamin plus rapide que ses camarades traversa le village en courant. Cela portait chance d’être le premier à annoncer le retour des gardiens de la liberté.
Du convoi, les habitants n’aperçurent d’abord que la tête de Baltique. Le cheval connaissait son rôle par cœur, cabotinant sous les regards admiratifs des enfants. Puis ils le virent, perché sur le siège en bois patiné par le frottement répété de son pantalon. Les murmures enflèrent soudainement, mais à force, il ne les entendait plus, lui Urs Taraf le tzigane, le manouche, le saltimbanque au visage marqué par les gifles du vent, aux paumes durcies par les cals et aux muscles saillants sous une chemise mainte fois reprisée. Une mère retint instinctivement son enfant contre son sein. Il ne la regarda pas mais d’un geste rapide, il fit éclore dans sa main une fleur des champs. S’inclinant devant la jeune femme, il la lui tendit «Madame» -sa voix rauque emplissait l’espace, étouffant les chuchotements, «j’espère vous voir ce soir à la représentation du cirque invisible».
Ils observèrent de loin son installation sur leur petite place, la vieille roulotte aux décorations rouge et or, la crinière tressée de Baltique, et lui caché à l’intérieur, silencieux. Quelqu’un se risqua même à demander: «mais que compte-il nous présenter ce soir, sans animaux, sans matériel, lui tout seul?».
Les heures s’écoulèrent aussi vite qu’elle le purent, pressées par l’impatience des enfants et de leurs parents. Lorsque le soleil toucha l’horizon, ils se rassemblèrent tous devant la caravane. Le saltimbanque ne s’était toujours pas montré depuis son arrivée. Son cheval Baltique s’enivrait d’une botte de foin déposée là par un villageois. D’autres avaient apporté un panier de légumes, un pain rond, des bocaux de fruits, du sel, des morceaux de viande séchée et les avaient posé sur le sol sans oser déranger le nomade. La pénombre enveloppait peu à peu les maisons mais le ciel luisait d’un éclat froid qui gommait jusqu’au tracé de la Voie lactée. La porte de la roulotte était fermée et seule une flamme vacillante dérangeait les ombres derrière les rideaux tirés. Peu à peu le silence se fit. Le spectacle pouvait commencer. Une mélopée jaillit de la flamme, le chant grave d’un cygne mourrant, une plainte qui agrippait le cœur de chaque membre de l’assistance. Enfants comme adultes, ils écoutaient tous, hypnotisés, la prière d’un homme à la lune. Même Baltique s’était figé, les oreilles pointées vers le ciel, comme s'il attendait une réponse de l’astre argenté. La porte de la roulotte s’ouvrit et la complainte cessa net. Urs Taraf descendit lentement les quelques marches de l’escalier, la tête couverte d’une capuche noire. Il resta un instant immobile, guettant le moindre souffle, la moindre respiration, puis il releva la tête, laissant glisser sa cape sur le sol.
Un jeune garçon applaudit.
Le saltimbanque était entièrement vêtu de noir. Seules ses mains attiraient le regard : il avait enfilé des gants d’un blanc lumineux, semblable au doux rayonnement de la lune. Il leva les bras et des dizaines d’yeux suivirent le ballet gracieux de ces gants comme mus d’une vie propre. Et sans un mot, chantant des mélodies tantôt gaies, tantôt mélancoliques, l’homme venu de nulle part raconta avec ses mains la naissance de l’Univers, le rien, le vide, le froid, puis en un battement d’aile, l’explosion de lumière, la germination de la vie, la formation de la Terre, la danse des planètes autour du Soleil. Les mains gantées de blanc suivaient dans l’air d’invisibles chemins qui prenaient la forme d’un poisson, d’un dinosaure, d’un homme au temps où il ne savait pas encore qu’il était homme, d’une baleine, d’un éléphant, d’un volcan, d’un oiseau… Les mains bougeaient de plus en plus vite en une danse muette et bientôt quelques-uns se reconnurent, la femme protégeant son enfant, le cajolant, le maréchal-ferrant inspectant le sabot de Baltique, le chef du village bienveillant, le gamin avide de partager la promesse d’une belle soirée, la boulangère posant ses pains brûlants sur le rebord de sa fenêtre. Les mains semblaient ne plus pouvoir s’arrêter: Urs Taraf s’était évanoui derrière leur étonnante chorégraphie.
Puis soudain les mains disparurent, le saltimbanque avait remis sa cape. Il s’inclina jusqu’au sol. De sa voix grave, il remercia l’assistance et se retira dans sa roulotte. Les gens se levèrent, hébétés, comme revenus d’un long rêve. Les enfants souriaient et leurs dents blanches avaient le même éclat que la Lune.
Le lendemain matin, la roulotte n’était plus là, à croire que Baltique possédait des ailes et avait emporté l’équipage jusqu’à la lune. Personne ne n’avait entendu Urs Taraf partir mais toutes les victuailles avaient disparu. N’avaient-ils pas tous rêvés?
Sur le rebord de la fontaine de la petite place, quelqu’un trouva les deux gants blancs. L’hiver prochain pourrait bien durer, les gens raconteraient encore longtemps la valse de la création du Monde.

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