Voyage sur l'Ile Bizard

Publié le par Lux

 

L’Île Bizard ou les légendes du Pays Couché et du Pays Dressé

 

Officiellement, l’île Bizard se situe à l’ouest de l’île de Montréal, Québec.

Mais il y a quelques poignées d’années, cette île dérivait au large du Pays Couché. Et il s’y passait bien des choses étranges.

Si vous prêtez l’oreille lorsque le soleil se couche pour disparaître sur l’horizon, peut-être entendrez-vous l’une des légendes du Pays Couché et du Pays Dressé. Il suffit de vous asseoir sur une plage de l’île Bizard et d’écouter le vent qui souffle du grand large. Là-bas, sous le rouge du soleil assoupi, sous le doré de la mer se chantent les histoires de ces contrées lointaines depuis longtemps oubliées. Ces récits tournent depuis des siècles autour de l’île Bizard dans l’espoir d’être entendus. Alors donnez un peu de votre temps aux Pays disparus avant qu’ils ne soient noyés pour de bon par un coucher de soleil.

Voici l’une des légendes qui circulent autour de Bizard.

Certains disaient que l’île Bizard ressemblait à une grosse patate, d’autres affirmaient qu’elle avait l’air d’une crêpe mordue par de petites souris. Les plus farfelus la voyaient comme un morceau de lune déchiré d’un coup de griffe par un dragon colérique et projetée dans la mer. L’île Bizard ne figurait sur aucune carte parce que tous les habitants du Pays Couché savaient où elle se trouvait.

-          L’île Bizard ? Et bien, elle est là !

Et la personne bien renseignée de tendre le bras et de pointer son doigt en direction de la côte. Et effectivement, l’île Bizard se trouvait toujours là où on disait qu’elle était. Bizard était une île Navigante, la plus importante de toutes. Elle flottait paisiblement à la surface de l’océan, mais jamais très loin du bord. Parfois, après une grosse tempête, elle pouvait dériver des jours avant de rejoindre la terre ferme. Ses habitants en avaient l’habitude. D’ailleurs les tempêtes s’annonçaient des jours à l’avance : il suffisait de savoir lire le ciel. Chacun des habitants des îles Navigantes apprenaient dès leur plus jeune âge à interpréter les signes envoyés par le Grand bleu au dessus de leur tête. Il y en avait parfois un pour se tromper, soit parce qu’il était indisposé, qu’il avait pris un coup de froid ou attrapé une rage de dent, soit parce qu’il était atteint de la Bizarerie, maladie typique des îles Navigantes caractérisée par une perte totale de toute raison. La Bizarerie ne se guérissait pas. La personne atteinte filait directement vers un monde connu d’elle seule où il serait vain d’envoyer lettres ou messages de quelconque nature. Cette maladie ne s’attrapait heureusement que les jours de Brume, prévisibles pour tout bon lecteur de ciel. Le dernier cas remontait à plusieurs lunes déjà : un navigateur égaré s’était échoué sur une plage de Bizard, trompé par la Brume et ignorant ses effets dévastateurs. On le débarqua dès le lendemain sur le Pays Couché, direction la plus proche des maisons de soins. A l’annonce de cette nouvelle, chacun hocha la tête en se lamentant une fois de plus sur les lacunes des guides touristiques et des consignes de navigation destinés aux voyageurs se rendant dans la zone des Navigantes. Rares pourtant étaient les jours de Brume. Les îles atteintes disparaissaient alors entièrement sous un nuage accroché aux eaux mouvantes de la mer. Les navires étaient obligés de louvoyer entre ces paquets de Brume flottants, prenant garde à ne pas s’en approcher trop près. Gare aux curieux ou à ceux qui croyaient que leur organisme combattrait facilement les attaques de Brume. Ils hantaient aujourd’hui les couloirs de la MEB, la Maison d’Etudes de la Bizarerie. Heureusement, la Brume disparaissait très vite, nettoyant le ciel de la moindre parcelle de nuages. Les lendemains de Brume s’avéraient être les plus beaux jours de l’année.

Il était courant sur l’île Bizard de croiser le docteur Beauregard pédalant de toutes ses forces pour rejoindre un de ses patients en demande. Bizard s’enorgueillissait en effet d’avoir à demeure un docteur diplômé de la faculté de médecine et de sciences du Pays Couché. Depuis plus de 20 ans, Emile Beauregard exerçait ainsi son art de guérisseur de maux et de chirurgien. Sa gentillesse avait élargi ses compétences à celles d’écouteur attentif, de véhiculeur de nouvelles fraîches et de testeur de recettes de cuisine, car on le conviait toujours à partager le repas qui suivait la consultation, matin, midi ou soir. Chaque habitant de l’île Bizard possédait un sifflet à ultrasons, indispensable pour appeler Assis-pas-bouger, le chien du docteur. Celui-ci, bien dressé et fidèle, accourait dès que retentissaient les ultrasons si particuliers des sifflets d’Emile Beauregard. C’était la méthode la plus rapide pour joindre le médecin car Assis-pas-bouger savait toujours retrouver son maître, qu’il soit chez un autre patient, dans son sauna en train de se relaxer ou parti à la pêche aux cabaroles, des coquillages à la coquille irisée dont la chair se mangeait aussi bien crue que cuite. La personne au bout du sifflet accrochait alors au collier du chien sa demande de soins pour le docteur Beauregard. Assis-pas-bouger actionnait ses pattes à toute allure pour délivrer sa missive. Dès qu’il voyait arriver son chien, Emile Beauregard interrompait son activité et allait chercher une friandise, récompense du travail effectué par son compagnon à quatre pattes. Puis il lisait la petite note et empoignait sa mallette d’instruments et de médicaments qu’il plaçait dans le panier en osier placé au-dessus de la roue avant de sa bicyclette. Il enfourchait ensuite son deux roues et en avant ! « Dring-dring ! ». Quand il partait de chez lui, le médecin adorait faire retentir la mélodie aigrelette de sa sonnette. Ses voisins étaient ainsi avertis de son départ et pouvaient renseigner les éventuels patients qui se seraient déplacés au cabinet :

 -          Le docteur est parti en consultation, oui, oui, il y a 10 minutes déjà. Mais entrez, installez-vous dans la salle d’attente et vous pourrez vous préparer un breuvage chaud !

Depuis plusieurs années déjà, les naissances se pratiquaient toutes au Pays Couché. Très rares étaient ceux de la nouvelle génération pouvant se vanter d’être venus au monde sur l’île Bizard grâce aux bons soins du docteur Beauregard. Le dernier né sur Bizard avait aujourd’hui 16 ans. Il lui manquait juste le petit orteil du pied droit. Mais cet orteil aurait été tout aussi absent si Lucien Bel-ami avait vu le jour dans un hospice du Pays Couché. La seule femme enceinte de l’île s’appelait Marie Silence et elle devait accoucher dans plus d’une lune et demie. Le docteur Beauregard lui rendait visite régulièrement afin de s’assurer que bébé et maman se portaient bien. Tout se déroulait donc le plus parfaitement du monde. Marie Silence, née Petit-ciel, mariée à Bauxon Silence, était déjà mère de deux garçons, Bruyant et Boom, âgés respectivement de 3 et 7 ans : tous deux étaient tranquillement arrivés à terme avant de sortir conquérir le monde. Personne n’aurait pu alors prévoir que Benjamin Silence se déciderait à venir au monde prématurément au beau milieu d’une Dérive et en pleine levée de Brume.

Lorsque Marie Silence eut ses premières contractions, elle crut à une indigestion de cabaroles, une de ses envies de femme enceinte. Mais son corps ne la trompa pas longtemps et Marie comprit avec l’intuition donnée à toute femme à la naissance que son enfant s’était lassé d’attendre au chaud dans son utérus et voulait à tout prix sortir, maintenant. Son époux souleva les rideaux du salon et soupira. La Brume commençait déjà à s’accrocher aux côtes de l’île et grignotait peu à peu la terre dérivante. Allongée sur le lit conjugal, le visage crispé par les vagues de douleur, Marie le héla :

-          Bauxon, c’est l’heure, siffle Assis-pas-bouger, notre fils a des fourmis dans les jambes et ne va pas tarder à vouloir se mettre à table pour souper avec ses frères aînés !

Bauxon vint embrasser sa femme sans oser lui parler de la Brume et décida malgré tout d’appeler le chien du docteur Beauregard. Il sortit sur le pas de sa porte et huma l’air : il pouvait déjà sentir l’odeur de Brume et une bouffée d’inquiétude lui serra la gorge. Que se passerait-il si… ? Non, c’était impossible, il fallait faire venir le médecin. Bauxon porta le sifflet à ses lèvres et souffla. Il n’entendit qu’un infime sifflement mais de l’autre côté de l’île, sur le tapis en poil de chat des montagnes qui décorait le salon de la maison de son maître, Assis-pas-bouger dressa les oreilles. Le docteur qui fumait tranquillement sa pipe d’écume en lisant un roman policier vit son chien se relever et s’ébrouer.

-          Un appel ? Par ce temps ? La Brume doit être en train de recouvrir l’île.

Emile Beauregard se leva à son tour, enfila ses pantoufles et ouvrit précautionneusement sa porte d’entrée. Lui aussi sentit la Brume et blêmit.

-          Assis, pas bouger, Assis-pas-bouger ! Je ne peux pas te laisser sortir par ce temps !

Mais l’appel des ultrasons fut plus fort que l’ordre de son maître et le chien consciencieux bondit hors de la douillette maison pour remplir sa mission. Le docteur Beauregard laissa sa pipe encore fumante dans la coupe posée sur le guéridon, et courut enfiler sa houppeline.

-          Tu es fou, Emile, tu ne devrais pas sortir alors que la Brume a déjà envahi Bizard ! Mais si jamais c’était Marie Silence qui appelait ? Le bébé gigotait fort la dernière fois que je l’ai vu et il était placé bien bas pour un huitième mois…

Il secoua la tête et se dépêcha de saisir sa mallette. Sa bicyclette l’attendait dans l’appentis. Il partit de chez lui précipitamment, sans avoir actionné sa sonnette. Il pédala aussi vite qu’il le pouvait sur les traces d’Assis-pas-bouger, évitant les lambeaux de Brume qui erraient déjà ça et là au cœur du village.

-          Surtout ne pas s’arrêter, surtout ne pas respirer de Brume, se répétait-il inlassablement.

Il retint sa respiration au milieu d’un nuage de Brume plus dense que les autres.

Sur le perron de sa maison de pierres, Bauxon guettait l’arrivée d’Assis-pas-bouger. Pendant ce temps, la Brume étendait ses multiples tentacules dans chaque rue, chaque impasse de la ville. Au fur et à mesure de son inéluctable progression, les volets des maisons se fermaient, les magasins baissaient leur rideau et leurs propriétaires accrochaient une pancarte « fermé pour cause de Brume. Rentrez chez vous ! ». La ville peu à peu se taisait. Même les animaux courraient se terrer dans leur tanière ou dans la grange d’une maison. Hommes et bêtes le savaient : gare à celui qui se retrouvait piégé par la Brume ! Du Pays Couché, c’était comme si l’île Bizard n’existait plus. Elle devenait invisible, injoignable et introuvable. Cela n’inquiétait personne sur l’île car ses habitants pouvaient presque vivre en autarcie, de la culture, de la pêche et de l’élevage de quelques troupeaux. Un bateau-épicerie assurait en complément le ravitaillement environ une fois par semaine, aidant ainsi ceux qui ne pouvaient rejoindre le continent par leurs propres moyens. Pendant la Dérive, il fallait bien amarrer son bateau au quai, ou le navire risquait de se détacher et de s’éloigner loin de l’île et de son propriétaire. Il n’était pas rare de voir revenir un bateau fantôme parfois des lunes après une dérive, flottant sans but au milieu de la mer. Le bateau-épicerie attendait patiemment le retour ou la réapparition de l’île avant d’effectuer sa livraison hebdomadaire. Mais aujourd’hui était un jour de Brume et Benjamin Silence poussait avec énergie pour sortir du ventre de sa mère.

Son père, Bauxon Silence, ne vit jamais arriver Assis-pas-bouger et son maître, le bien-aimé docteur Emile Beauregard. Tous deux furent piégés par la Brume, particulièrement dense ce jour-là. Lorsque la Brume s’évapora, on retrouva le chien et le docteur vadrouillant sur la plage, perdus, le regard hagard. Hébétés, ils ne savaient plus où ils se trouvaient, ni qui ils étaient et où ils allaient. Benjamin Silence naquit sans l’aide de personne, ce qui forgea son caractère. Son père le lava dans le lavabo en faïence grise de leur salle de toilette, sous le regard émerveillé de ses deux grands frères, Bruyant et Boom. Le bébé tétait son poing et sa mère, épuisée par l’accouchement, appela ses quatre hommes :

-          Venez, Benjamin a sûrement faim !

L’île Bizard finit par retrouver le chemin de la côte du Pays Couché et une ambulance attendit le retour du bateau-épicerie qui s’en retourna ce jour-là avec deux passagers imprévus : le docteur Beauregard et son chien Assis-pas-bouger, tous deux atteints de Bizarerie et perdus à jamais dans un monde sans doute très bizarre. Toute l’île s’était rassemblée sur le port pour dire au-revoir à ce docteur tant apprécié. Beaucoup pleurèrent, certains reprochèrent à Bauxon d’avoir utilisé son sifflet mais chacun s’accorda à saluer le courage et le sens du devoir d’Emile Beauregard.

Il fallut embaucher un nouveau médecin, un jeune diplômé venu du fin fond du Pays Couché. Justin Robert rêvait de voir le monde et l’île Bizard paraissait combler toutes ses attentes en matière de dépaysement. Dès son arrivée, il prendrait, comme tout nouvel arrivant, des cours de météo marine et insulaire.

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