Rugby, avec un "e"

Publié le par Lux

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Plus que deux heures à attendre, un frisson me chatouillait le bas de la colonne vertébrale. Les mains du masseur posées à plat sur mon dos décontractaient un à un mes muscles crispés. Mes jambes tressautaient sous ses frictions vigoureuses.
Le corps nu sous une fine serviette de coton, je savourai mes dernières minutes de répit. Dans une petite paire d’heures, j’attaquerai mon premier match au sein de l’équipe de France de rugby.
D’une pression des doigts, le masseur m’invita à m’allonger sur le dos. Plutôt beau gosse, le geste ferme, mais doux. Je surpris une seconde son regard sur ma poitrine : libérés des bandes protectrices, mes seins étaient plutôt jolis.

Qui a dit que le rugby féminin n'était pas sexy ?

Mon père était un papa poule amoureux de ses cinq filles mais lorgnant sans en avoir l'air sur les fistons de ses meilleurs amis. C'était avec eux qu'il passait tous ses samedis après-midi, leur claquant le dos à chaque essai transformé. Pas question de foot dans la famille, « ce sport de danseuses milliardaires », mon père jouait au rugby, un fan pur et dur du ballon ovale. Dans son équipe, il était demi-d’ouverture, son coup de pied droit valait de l’or. Il joua même quelques années en professionnel. Je n’eus pas la chance de le voir évoluer sur le terrain, je n’étais pas encore née. Aujourd’hui, l’ancien pro s’était mué en joueur du dimanche. Le samedi, il entraînait la relève tandis que ma mère domptait les jeux échevelés de ses cinq gamines. Le soir, il vérifiait le rangement de nos chambres, barbies et nounours alignés sur nos lits comme une armée avant la bataille. Dans ses yeux, beaucoup d’amour amusé : moi, j’y cherchais plus, je désirai y lire de la fierté.
J’étais le «bébé», la benjamine, bonne dernière, celle qu’on n’attendait pas, arrivée «hors-jeu» alors que ma mère flirtait déjà avec la quarantaine. A l’annonce de la grossesse-surprise, mon père pria à genoux sur le sol froid de l’église paroissiale plusieurs dimanches de suite pour que la petite graine se transforme en un futur demi, comme lui. C’était sa dernière chance. Quatre filles et aucun garçon.
Le jour de ma naissance, il insista pour assister à l’accouchement, en première ligne pour la venue au monde de l’héritier mâle. Car il en était sûr, ses gars l’avaient chanté lors du dernier match, lui dédiant leur victoire : lui, le boss, allait avoir un fils, un rugbyman. Dans l’hôpital, les couloirs sentaient la sueur et la terre, le médecin accoucheur avait revêtu l’habit d’arbitre. Caméscope au poing, mon père feintait avec les infirmière, filmant en plongée et contre-plongée ma mère allongée sur la table, jambes écartées.
Lorsque ma tête ensanglantée apparut, il en glapît presque de joie, «une vraie bouille de garçon», répétait-il comme pour se convaincre de ce qu’il soupçonnait impossible. Puis il fondit en larmes, de lourds sanglots, en constatant l’absence de tout signe de masculinité entre mes deux cuisses potelées. Il n’y aurait pas de troisième mi-temps. Ma mère versa deux larmes lorsque la doctoresse me déposa sur son ventre, sommairement emmaillotée dans une serviette blanche. Larme de joie d’un œil et larme de tristesse de l’autre, pour son mari qui désirait si fort un fils.
En mémoire de ce garçon qu’il n’aurait jamais, mon père me baptisa «Paule», Paul avec un «e». Et lorsqu’il m’appelait, je le soupçonnais d’énoncer mon prénom en escamotant volontairement la dernière lettre. Son «Paul» sonnait bref tandis que j’allongeai exprès la queue du «e» final de mon nom sur mes cahiers d’écolière.
Dès mon plus jeune âge, je mis tout en œuvre pour lui plaire : mini-miss à cinq ans, enfant surdouée à six, capable de lire et compter. Mais il n’y avait que le rugby qui l’intéressait vraiment. Alors à sept ans, je basculai dans le monde de l’ovalie. Par défi, parce que mon père n'attendait finalement que ça depuis ma naissance. J’allai jouer au rugby, j’allai jouer au garçon sur son terrain, 144 mètres de longueur sur 70 de large, un gazon vert vif crissant sous mes crampons.
 «Garçon manqué» : jamais expression ne m’aura autant sied qu’à cette époque et mes débuts en tant que «fils à papa». Il n’y avait pas d’équipe de filles dans ma ville, je m’entraînai donc avec les garçons, les mini-poussins. A mon arrivée, un des gamins quitta l’équipe, refusant de jouer sur le même terrain qu’une «gonzesse» : «une fille dans une équipe de rugby, ça porte malheur !». Pour contrer toute nouvelle attaque misogyne, je travaillai deux fois plus que tous ces machos en herbe pour prouver au monde et à mon père que « Paule » valait mille « Paul ».
Dure au plaquage, offensive dans la mêlée, subtile dans la course, je savais comment gagner des points face au jeu « pogo » de certains débutants. Mon père revivait à travers moi ses jeunes années de rugbyman, m’accompagnant aux matchs, soignant mes bleus et mes écorchures, resserrant mes genouillères tandis que mes sœurs flirtaient dans les tribunes avec les cadets et les minimes de mon club.
Face à ma volonté de poursuivre dans le rugby, mes parents dénichèrent un club de rugby féminin. Car j’avais pris goût à ce sport où le jeu d’équipe primait sur les exploits personnels. A 17 ans, j’avais presque la carrure d’un homme. Mon entrée dans le circuit professionnel m’aida à concilier exercices physiques et développement de ma féminité.
Notre équipe brillait lors du Championnat de France et il y a six mois, l’entraîneur de l’équipe nationale de rugby féminin me sélectionna pour le Tournoi des VI Nations. Aujourd’hui, j’allai enfin vivre mon premier match officiel, la main sur le cœur et les yeux rivés sur le drapeau français tandis que l’hymne national résonnera sur le terrain. Dans les tribunes, mes quatre sœurs et leurs compagnons, mes neuf neveux et nièces et ma mère. Assis en premières loges au Paradis, mon père : Dieu avait plutôt intérêt à avoir prévu un écran géant pour la retransmission du match !

Le masseur me donna une claque amicale sur les fesses. J’en profitai pour l’embrasser en douce, un léger plaquage contre les casiers. Quel bonheur de sortir avec un masseur ! «Allez Paule, pas de câlins avant la finale !». Mon homme aux mains d’or quitta les vestiaires, me laissant rejoindre mes coéquipières.
Dans le couloir qui menait à la pelouse, j’en profitai pour resserrer mon casque. Devant moi, certaines filles sautillaient pour s’échauffer.
Coup de sifflet. Dehors, le terrain et bientôt la victoire.
La capitaine se tourna une dernière fois vers nous : «Allez les filles, à nous de jouer ! Et rappelez-vous : femmes au rugby, mauviettes au tapis !»

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