Victoire à la japonaise

Publié le par Lux

Deuxième mi-temps du concours de nouvelle ici ! Promis, la troisième mi-temps sera moins "guimauve" ;-)

"Slt. Choc énorm, bocou d'émotion", le SMS venait de lui parvenir et... Joël bondit hors de sa chaise en hurlant de joie, les joues écarlates d'émotion.
"On a gagné !"
Impossible de lutter contre la brusque montée d'adrénaline et le bonheur qui explosa comme le bouchon d'une bouteille de champagne trop chahutée. 15 minutes qu'il attendait ce sms après plus de 2 heures passées le regard rivé sur l'horloge projetée en hologramme sur le mur du fond.
"On a gagné", répéta-t-il en se rasseyant, des sanglots de rire dans la voix.
Autour de lui, pas une tête ne s'était retournée. Au pays des sourires sans dents et des gestes mesurés, l'exubérance passait presque pour de la folie. Les doigts sur les claviers courraient comme le lièvre d'Alice, petite armée pressée par le temps et l'obligation de rendement.
Joël rapprocha sa chaise de son bureau, fixant l'écran sans le voir, le sourire béat.
"On est en finale, on est en finale" se répétait-il comme un mantra.
Ce samedi, pas question de manquer le match. Il était prêt à traverser tout Sapporo pour rejoindre SON bar, le TK6 Cafe & Bar, l'oasis des rugbymen exilés en terre sumo.

« Soma San ». Joël s’inclina plusieurs fois devant son supérieur, bureau numéro 154, deuxième porte à droite après les machines à café parlantes. Le jeune garçon garda les yeux baissés, observant d’un air qu’il souhaitait le plus humble possible les chaussures rutilantes de Soma Tatsukishi, son maître de stage. De bien petites chaussures.
Joël mesurait 1m95, Soma San, 1m50 d’os et de finesse.
Malgré la supériorité physique indéniable de Joël, Soma Tatsukishi paraissait évoluer constamment en lévitation, les pieds posés sur un tapis de certitudes mêlées d’arrogance. 15 ans qu’il travaillait dans cette multinationale. L’homme n’employait le mot doute que pour désigner les premiers faits d’armes de ses stagiaires étrangers.
« Hum ? »
« Kudosai, Soma San... » Et Joël expliqua avec un japonais mâtiné d’anglais le match gagné aujourd’hui par son pays, et surtout la finale France – Nouvelle-Zélande de samedi.
« Je dois y aller, vous comprenez ? ».
« Rugby ? ».
Dans la bouche du directeur japonais, les cinq lettres perdirent d’un seul coup toute saveur.
« Samedi ? iie ! Travail, travail, vous n’avez pas changé de continent pour perdre votre temps au jeu ! »
« Mais… »
Une porte close avala la fin de sa phrase. Soma Tatsukishi s’était déjà télétransporté dans son bureau, hors d’atteinte de Joël et de sa mine dépitée. Le jeune garçon repartit en ronchonnant s’assoire à son bureau.
« Baito, baito ! ». Sous prétexte qu’il était stagiaire, Joël avait à peine le droit de s’arrêter plus de 10 secondes, même pour respirer. Pour sa dernière année d’étude, il voulait de l’exotisme, un pays loin de sa campagne natale, dépaysant et qui bousculerait ses habitudes. Au lycée, il avait choisi Japonais en troisième langue, à cause des samouraïs et des kamikazes –« ces gars-là ont le sens de l’honneur ! ». La bourse proposée par son école acheva de le convaincre. Il embarquerait pour un an au Japon !

Joël n’avait jamais autant trimé que depuis son arrivée au pays du Soleil Levant, perfectionnant l’apprentissage de la langue en cours du soir et déployant la journée toute son énergie à séduire Soma San. Il n’avait pas pris un seul jour de congé en 7 mois et voilà que ce pervers de Tatsukishi voulait le priver de la finale de la Coupe du Monde de rugby !

Car pour les Japonais, l’entreprise était comme une deuxième famille. C’était une tradition que de sacrifier son week-end à l’avancement de ses dossiers. Pire, beaucoup en tiraient de la fierté : « Je suis resté hier au bureau jusqu’à 23h et c’est la troisième fois depuis le début de la semaine, lalalala-lè-re », chantonnaient presque certains, hilares. Joël ne pouvait s’empêcher de les plaindre, ces handicapés des vacances. Lui courrait rejoindre son équipe de rugby pluri-ethnique à chaque minute de temps libre.
En France, ses potes de rugby s’étaient rassemblés pour chacun des matchs de la Coupe du Monde. Pour la demi-finale, ils avaient organisé un barbecue géant chez l’un d’eux. Au même moment Joël validait la traduction en français et en anglais d’un tout nouveau logiciel informatique.

La France allait disputer la finale et lui relisait toujours son pavé de quelques 300 pages…

« Konnitiwa ! » Encore un forçat des heures sup’. Joël se redressa machinalement pour le saluer. Son collègue enchaîna deux ou trois autres courbettes avant s’éclipser à son tour dans un bureau.
Joël se passa la main dans les cheveux. Il commençait à voir double, les lettres se mélangeaient, bousculées par les reflets bleu électrique de son écran d’ordinateur.
« Konnitiwa ! »
« Konnitiwa ! », répondit-il machinalement avant de lever les yeux, surpris par la douceur de la voix du nouvel arrivant. Un rideau de cheveux laqués de noir s’écarta d’un gracieux mouvement de tête, révélant un visage fin mangé par de larges yeux en amande couleur ébène : c’était Atsuko, le bras droit de Soma Tatsukishi.
La belle et distante Atsuko.
Le jeune garçon se sentit rougir. C’était une vraie femme, trente ans environ, dévouée à son patron, ombre fidèle et discrète. Joël n’avait jamais échangé plus de deux mots avec elle. Les lèvres d’Atsuko, couleur pourpre, dévoilaient de toutes petites dents couleur ivoire. Perdu dans leur contemplation, Joël mit quelques secondes à répondre à la question de la jeune femme.
« Vous n’assistez au match de rugby que dispute votre pays ? »
Etonné, Joël haussa les épaules : « le travail… ».
« Je vous ai entendu demander votre samedi à Soma San. Je suis désolée pour vous, il est intraitable. »
Puis elle sourit et les joues de Joël se marbrèrent de rouge. D’un geste de la main, elle l’invita à le suivre. Le garçon jeta un rapide coup d’œil autour de lui : les quelques employés présents paraissaient concentrés, le visage collé à leur poste de travail.
Atsuko se dirigea vers le bureau de Soma Tatsukishi, une large pièce aux murs gris souris où trônait un bureau en verre et inox. Une reproduction de la Vénus de Milo placée près de la baie vitrée contemplait les visiteurs. Sur le côté, un petit salon et accroché au mur, un large écran plasma.
« Asseyez-vous ». Joël regarda Atsuko sans comprendre. La jeune femme attrapa la télécommande et alluma l’écran qui prit une belle teinte verte. Sur une pelouse, 30 lilliputiens disputaient une partie acharnée.
« Allez-y, je dois finir de préparer les dossiers à signer pour Soma San. Profitez-en ! » Elle lui fit un clin d’œil et quitta le bureau, l’abandonnant la télécommande dans la main.

Les deux heures trente de match se déroulèrent comme dans un rêve. Au début, Joël ne pouvait s’empêcher de surveiller la porte. Puis au bout de quelques minutes il se laissa happer par le jeu. Atsuko le rejoignit juste avant la fin du match, le regard brillant. Qui aurait cru que cette jeune femme à l’air si froid pouvait avoir un rire aussi éclatant ?

La France gagna 24 à 10 contre les All Blacks. Joël, lui, remporta le plus beau des trophées : la douceur des lèvres d’Atsuko posées sur les siennes.
La fin de son stage promettait de beaux moments épicés !

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